Une journée d’inspiration à Robben Island- En hommage à Nelson Mandela

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Il nous enseigné ce qui est possible. Ses accomplissements sont une fierté pour l’humanité entière et une honte pour les négriers de l’Afrique. Il est et restera le témoignage évident de la rédemption toujours possible.

Voici ce qu’il m’inspira, après une visite de Robben Island en 2009.

Jeune garçon à l’école primaire, j’eus un prix dans un concours de poésie sur l’Afrique du Sud et le système de l’apartheid. Le maitre d’école nous avait demandé d’imaginer une Afrique du Sud libérée de la ségrégation et de faire un poème de célébration. Je n’ai pas une copie du poème tel que je l’écrivis. Je me rappelle, avec la mémoire orale trompeuse et avec la mystérieuse sélection qui perpétue les souvenirs d’enfance, quelques strophes que j’ai récitées souvent. L’écrit naïf, dénaturé et bien entendu moins riche que ce dont je rends compte ici lisait comme suit :

Je ne suis jamais allé en Afrique du Sud

Mais c’est mon pays.

Je suis de Robben Island

Je suis de Sharpeville

Mon esprit s’y promène

Chaque fois que j’ai honte

Chaque fois que j’ai peur

Chaque fois que je veux être heureux

Je ne puis le faire

Parce que des jeunes se font tuer

Parce que Mandela est en prison

Je veux aller dans mon pays

Un jour j’irai en Afrique du Sud,

Car c’est aussi mon pays.

Il était dès lors facile d’imaginer l’émotion qui suivit ma première visite dans ce pays que j’avais fait mien, il y a plus de quarante ans. Le surlendemain de mon arrivée à Cape Town, le 11 Janvier 2009, je visitais le musée-prison de Robben Island. Durant la traversée, le guide s’épancha en détails navrants, dont l’un des moindres n’était pas le fait que la chaloupe qui nous transportait vers l’île était la même qui avait servi pendant des années à convoyer des prisonniers vers le bagne de triste renom.

La première partie de la visite guidée sur l’île en faisait l’historique de léproserie, de bagne et maintenant de musée. Elle fut suivit d’une visite de la prison elle-même. Entre temps les guides furent replacés par des anciens pensionnaires, militants contre l’apartheid. Celui qui fut assigné à notre groupe fut emprisonné à l’âge de 17 ans pour une durée de 8 ans. Il nous décrivit les conditions de vie et l’humiliation destinées à déshumaniser. Son récit était neutre et sans amertume. J’eux froid au dos quand il indiqua que les vitres que l’on voyait actuellement dans le dortoir n’y étaient pas durant son séjour. Les fenêtres étaient faites de persiennes qui concentraient les vents marins d’hiver pour glacer les corps et les esprits comme il l’indiqua lui-même.

Il nous fit lire un panneau où était inscrit le menu ségrégué des prisonniers. Selon l’idéologie de l’apartheid, les « bantous » et les « blancs » n’ont pas besoin des mêmes calories. Curieusement, je n’étais pas choqué. La raison était que mon esprit s’était soudainement détaché de son discours. Il avait fait un bond d’environ 7000 km vers le nord et s’était fixé sur d’autres cachots, plus inhumains – si une gradation est permise dans la démence de la destruction. Au Camp Boiro, on faisait plutôt mourir de faim ; on y enterrait les prisonniers vivants…

L’appel du guide au groupe pour déplacer la visite vers l’extérieur de la prison me ramena à la réalité ambiante. Je suivis le groupe nonchalamment ; j’avais cependant perdu la connexion avec son récit.

L’une des raisons était que j’avais lu l’autobiographie de Mandela où il expliquait sa vie de prisonnier : comment on avait confisqué son manuscrit qu’il cachait derrière un buisson, comment il déjoua un piège du régime qui voulut organiser une fausse évasion pour se débarrasser de lui. L’autre raison de mon détachement du groupe était que, malgré son barbarisme passé, la prison avait pris l’allure d’un sanctuaire, un lieu de recueillement et de réflexions d’une nation sur son passé ignoble ; un tremplin indispensable pour le voyage de toute communauté vers le futur. Je me dis, amèrement encore, qu’une telle chance aura été refusée à mon pays. Le spectre du camp Boiro revint encore en moi, poignant. Dans la même société où l’on m’avait fait écrire un poème dénonçant les méfaits de l’apartheid, le régime du PDG pratiquait une barbarie dont je ne suis pas encore guéri. L’Afrique du Sud cessa d’être mon pays. Elle devint une douloureuse inspiration qui culmina avec la visite de la cellule de Mandela.

La cellule avait une familiarité due à ce que j’avais imaginée en lisant « Long Walk to Freedom ». Le choc était inévitable toutefois. À la vue des morceaux de moquette où l’homme avait passé la nuit pendant 18 ans et le sceau hygiénique rouge, un bouleversement total se saisit de moi. Les expressions « esprit supérieur », « noblesse d’âme », « extraordinaire courage » se bousculaient dans ma tête pour répondre à la question de savoir comment Mandela survécut tout cela et comment il sortit de prison, forçant le respect d’un régime honni, pour mettre le passé sous contrôle. Les réponses effleuraient à peine la question plus grave qui sous tendait ces interrogations. Sur le chemin du retour, la vue apaisante des vignobles magnifiques au pied des montagnes de Stenlenbosch, ne fit que rajouter plus de questions dont la formulation finalement émergea de mes esprits.

Comment se fait-il que certains peuples ont des Mandela et d’autres de monstres de dirigeants qui se font succéder par des hommes abjects qu’héritent des crasseux qui se muent en monstres à leur tour’

Comment naissent les Mandela nécessaires aux pansements des contusions des nations ‘ De quoi sont-ils pétris ‘

Quelle détermination, quelle philosophie sous-tendent leurs vies’

Pourquoi l’Afrique du Sud et pas nous ‘

Il s’agit encore de questions qui vont au cœur et au-delà des Sékou Touré, des Ismaël, des Siaka, des Conté, des Panivel, des Diarra, des Pivi Coplan, des Daddis etc. Puisqu’il s’agit d’eux et de nous en tant que communauté, il s’agit de savoir comment se fait-il que nous les enfantons, nous les tolérons, nous les encensons ‘ Ces questions demandent que l’on y réponde. Il ne sert pas la nation de les ignorer. Comme toutes questions fondamentales, il est impossible de les aborder de front ; on n’est jamais quitte avec une seule réponse; on est obligé d’en faire une exégèse et de les cerner sous plusieurs angles. Mais les ignorer est encore plus calamiteux. Comme on le sait si bien désormais, c’est sur l’humus des silences et des tabous que fleurissent les porteurs de gris-gris et les trafiquants de drogue ainsi que les budgétivores de l’état qui gangrènent la nation. Aujourd’hui et hier, en mettant le passé dans une parenthèse lapidaire, les prédateurs et les tueurs veulent perpétuer l’œuvre d’attentat et le complot permanent contre la patrie.

Je consacrais beaucoup de mon temps libre à spéculer sur ces questions. Pour les élaguer, je transmutai le pourquoi en comment. Je tournai l’attention sur l’élément essentiel que sont les hommes quand il s’agit de trouver les clés des destins des nations. Il n’y a pas de grande nation sans grands hommes. Pareillement, une nation s’amoindrit quand elle se fait otages de ses mauvaises progénitures. Avec cet angle d’attaque, le focus porta sur la longue lutte de l’ANC puis sur Mandela ; des éléments de réponses s’amoncelèrent peu à peu.

La cellule dérisoire dont la vue m’avait tant bouleversé, n’avait pas été une prison pour Mandela. Elle avait contenu son corps sous la surveillance des gardes-chiourmes. Les architectes de l’apartheid finirent par être plus prisonniers de leur système et de la stature de l’homme.

Comment cela fut-il possible ‘ La relecture du discours d’investiture de Mandela donnait une indication sur la façon dont il s’était immunisé contre la damnation du bagne. Citant le poème « A return to Love » de Marianne Williamson, Mandela avait déclaré :

Notre peur la plus profonde n’est pas que l’on est inadéquat

Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au-delà de toute mesure

C’est notre lumière et non notre obscurité qui nous effraie…

Il affirmait que nous pêchons par modestie. Nous ne faisons pas usage des dons par dieu octroyés. Nous nous posons la question de savoir pourquoi nous devons être beaux, courageux, libres, heureux alors que la vraie question est de savoir pourquoi nous dépensons le cadeau divin de la vie dans la médiocrité et dans de sinistres aspirations. C’était la révélation d’un secret simple : la levée de tête vers Dieu et l’admission salutaire de la divinité qui habite chaque vie. Ce cadeau précieux ne doit en aucun cas être gaspillé. Il est destiné à être vécu pleinement et, quand cela n’est pas possible, à être sacrifiée pour que règne la liberté sur la terre des hommes. Les forgerons de l’apartheid apprirent à leurs dépens qu’il était futile de vouloir contenir dans une prison cette forme élevée de gratitude. Il était impossible de contenir cette impérieuse sanctification de la vie. L’indestructible force intérieure pétrie dans le parcours vers l’idéal divin ne pouvait qu’avoir raison du bêtisier de la ségrégation raciale.

Avec ce nouveau regard, l’Afrique du Sud redevint mon pays encore. Elle n’offrait pas une compréhension définitive mais un canevas sur les chemins toujours approximatifs et ardus vers la lumière de la vérité. Elle devint un exemple dans la mise en place des sévères exigences pour le salut de la nation. Contre le despotisme ambiant et ancré, il n’y a pas de remède autre que la rigueur dans la méthode : pour ôter de la tête des voleurs, des médiocres, des tueurs et des opportunistes l’idée que le pouvoir leur échoit, pour le courage de sonder les fanges et exhiber les vérités perpétuelles qui en sortiront. A savoir que les larmes des innocents doivent être séchées, que les orphelins attendent les condoléances collectives, que punir les coupables ne remplacera jamais le gâchis mais représente un premier pas indispensable pour mettre en exergue ce qu’il ne faut pas faire. Il est illusoire de croire que l’électricité, l’eau courante, le téléphone qui marche dans une administration sans gabegie ni vols sont les remèdes. Ils ne sont que des résultats d’une démarche plus profonde. Leur absence n’est qu’un symptôme d’une communauté disloquée dans son âme et qui doit ardemment se mettre sur le chemin vers sa propre réconciliation. La réconciliation en question n’est pas une main tendue aux tortionnaires, ni un allégement des mauvaises consciences de la soldatesque assassine, ni des turpitudes télévisuelles pour amuser la galerie, ni des patchworks de dosage ethniques d’une fausse catharsis sociale. La réconciliation dont il est question est intangible. Elle doit être une démarche bien pensée pour enrayer le cycle de décadence qui se nourrit de l’oubli et de la fuite en avant. Elle consiste avant tout à nous regarder en face pour mieux nous pardonner de nos propres inadvertances qui auront permis l’érection de la médiocrité comme critère de promotion et le crime comme forme de gouvernement. La réconciliation se doit d’être le résumé des prières ferventes de ne jamais oublier les torts ; un vœu quotidien de ne pas sommeiller dans la veillée sur les libertés ; des souhaits inlassable et une foi inaltérable pour ressusciter les courages ; des raisons critiques aiguisées pour secouer la frigidité des renoncements. Elle doit puiser sur les tréfonds des courages qui s’ignorent encore et dans la pâte molle des bonnes volontés en formation. Elle procédera de ces évidences primordiales, de ces naïves et immortelles espérances qui inspirent des poèmes d’enfants. Ces feux intérieurs, ardents, intimes et à l’abri des vicissitudes et des atermoiements devront guider la course vers la rédemption de la patrie. Seulement après ce préalable et sur ces prémisses éternelles pourrons-nous dégager la cohérence et la patience nécessaires à la quête de la vérité. Dans ce cadre, par touches incertaines et dans une accumulation lente, sous-tendue par des doutes salutaires, nous pétrirons nos Mandela. Nous aussi.

Cape Town le 12 Janvier 2009.
Ourouro Bah




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