“Jeune Afrique” publie un long courrier envoyé par les trois arbitres impliqués dans la procédure Getma-Guinée, dont la sentence vient d’être annulée. Ceux-ci estiment notamment que cette annulation sape la confiance dans l’arbitrage OHADA.
Il y a une dizaine de jours, Jeune Afrique relatait l’annulation de la sentence arbitrale prononcée en avril-mai 2014 contre la Guinée. La décision a été prise le 19 novembre dernier par la Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA) en raison de « la violation de leur mission » par les trois arbitres : Ibrahim Fadlallah, Éric Teynier et Juan Antonio Cremades.
Dans son arrêt, que Jeune Afrique a pu consulter, la CCJA a estimé que « le tribunal arbitral ne s’est pas conformé à sa mission », « en écartant délibérément des dispositions essentielles du Règlement d’arbitrage ». La Cour reproche notamment au tribunal arbitral le fait d’avoir obtenu le paiement par l’une des parties de 450 000 euros au titre des honoraires des arbitres, alors que, rappelle la Cour dans sa décision, « les honoraires des arbitres sont exclusivement fixés par la Cour » et que cette dernière a rejeté par deux fois (1er août 2013 et 3 octobre 2013) la demande de relèvement des honoraires de 40,5 millions de FCFA à 295,2 millions de FCFA (soit 450 000 euros).
Suite à cette décision de la Cour, et à l’article de Jeune Afrique, nous avons reçu d’Ibrahim Fadlallah, Professeur émérite de l’Université de Paris X, membre de l’Institut de droit international et président du tribunal arbitral de la procédure Getma contre Guinée, un courrier que nous publions ci-dessous dans son intégralité (les titres intermédiaires, les exergues et les liens hypertextes sont de la rédaction). Ce courrier nous a été adressé au nom des trois arbitres.
La CCJA étant mise en cause dans ce texte, nous lui avons fait parvenir le document avant publication. Son président, Marcel Serekoïsse-Samba, nous a fait savoir que le courrier serait étudié en assemblée plénière et que la Cour envisageait la possibilité d’y répondre.
Lettre des trois arbitres dans l’affaire GETMA C/ République de Guinée
Dans un article intitulé « Port de Conakry : la condamnation de la Guinée annulée », et publié le 1er décembre 2015 sur le site internet jeuneafrique.com, il est fait état d’un arrêt de la Cour Commune de Justice et d’arbitrage (CCJA) en date du 19 novembre 2015 qui a annulé la sentence que nous avions rendue le 29 avril 2014 dans l’affaire Getma contre République de Guinée, au motif qu’en fixant leurs honoraires par accord avec les parties, les arbitres auraient violé le Règlement d’arbitrage et ne se seraient donc pas conformés à leur mission.
Sur le plan juridique, cette décision est gravement erronée en droit. Mais l’important ici est que, par son mépris des faits, elle porte atteinte à l’honneur des arbitres.
Sur le plan juridique, cette décision est gravement erronée en droit.
La Cour, gestionnaire de l’arbitrage, est intervenue elle-même à plusieurs reprises sur la question des honoraires en prenant des positions contraires à celles des parties, de son Secrétaire Général et de son Président. Comment peut-elle être impartiale en statuant sur la même question ? La Cour, comme juridiction, est juge de sa propre action comme institution d’arbitrage. Ce vice fondamental du système OHADA, tant qu’il ne sera pas réparé, affectera toutes les décisions de la CCJA.
Honneur et réputation
Les arbitres ont été tenus totalement à l’écart de la procédure d’annulation. C’est évidemment plus facile. Mais surtout, les arbitres ont posé dès le début, honnêtement et en toute transparence, la question des honoraires. Il est important de relater ces péripéties pour la défense de l’honneur et de la réputation des arbitres.
Avant d’accepter la mission d’arbitre, le Président avait signalé à M. Assiehue Acka, chargé de l’arbitrage auprès de la Cour, que les honoraires prévus par la Cour étaient dérisoires pour l’affaire et qu’il fallait les revoir substantiellement pour permettre aux arbitres de remplir sérieusement leur mission. Il lui avait proposé de n’accepter sa mission que sous réserve de révision des honoraires. M. Acka a alors expressément demandé au Professeur Fadlallah de ne pas émettre de réserves et l’a assuré que les honoraires avaient été fixés pour permettre le lancement de l’affaire et seraient réajustés à la demande des arbitres. Il lui a demandé de faire confiance.
En avril 2013, le Président a demandé, au nom du Tribunal, la révision des honoraires « pour que les arbitres aient une juste compensation de leur travail » et a proposé au Secrétariat de la Cour de prendre langue avec les parties sur les honoraires : « Si le Secrétaire Général le pense opportun, le Tribunal peut évoquer ces problèmes avec les Conseil des Parties. »
Loin de l’en dissuader, le Secrétariat l’y a encouragé en ces termes, le 15 avril 2013 : « En tout état de cause, il vous est loisible, comme vous l’avez exprimé, d’évoquer ce problème avec les Conseils des Parties et me tenir informé de la suite donnée. »
Il est diffamatoire de prétendre que les arbitres auraient, sans autorisation, multiplié par sept leurs honoraires.
Cela a abouti à l’accord parfaitement libre et sans réserve des parties exprimé par les lettres des Conseils de Getma du 30 mai 2013 et de ceux de la République de Guinée du 28 juin 2013 où chacune « confirme son accord sur la fixation des honoraires de l’ensemble du Tribunal arbitral au montant de 450.000€ ». Le Secrétaire Général de la Cour, qui, le 24 juin 2013, n’avait reçu que la première lettre du 30 mai 2013, avait alors écrit aux arbitres : « La Cour attend toujours la confirmation de l’Etat de la Guinée sur le sujet pour procéder, par décision, à l’ajustement du montant des honoraires des trois arbitres. »
Il est donc outrageusement faux de prétendre que les arbitres ont négocié avec les parties à l’insu de la Cour. Il est également diffamatoire de prétendre que les arbitres auraient, sans autorisation, multiplié par sept leurs honoraires.
Fourchette basse
La Cour a approuvé sans réserve le projet de la sentence qu’elle annule à la demande de la République de Guinée, qui a désavoué à cette seule fin la parole qu’elle avait donnée. Quant aux honoraires, ils ont été facturés et payés après la sentence. Le premier paiement a été effectué volontairement par Getma et le solde sur condamnation de celle-ci par la Cour d’appel de Paris.
L’arrêt d’annulation entérine un excès de pouvoir de la CCJA. Il sape la confiance dans l’arbitrage OHADA.
Le montant des honoraires, fixé à une époque où l’arbitrage était bien avancé et où tous pouvaient avoir une vue de l’importance réelle de l’affaire et du travail requis des arbitres, se situe dans la fourchette basse des honoraires pratiqués par les institutions internationales d’arbitrage pour des affaires similaires.
Millier d’heures
Quelques chiffres significatifs encore : la Cour a gardé pour elle-même 100 480 332 de F CFA de frais administratifs, attribuant généreusement aux trois arbitres une somme globale de 40 480 332 de F CFA. Le nombre d’heures passé par les arbitres avoisine le millier. Les honoraires des avocats sont incommensurablement supérieurs.
Mais surtout, la Cour ne semble pas se soucier du sort de l’arbitrage OHADA ni de l’intérêt des parties. L’annulation prononcée encourage les pratiques, sanctionnées par la sentence, et dramatiques pour l’Afrique. La structure même de la CCJA en fait un club d’Etats où les entreprises sont peu représentées. C’est une autre faiblesse du système. Le propre de l’arbitrage est de promouvoir un traitement égal. L’on peut légitimement s’interroger sur les mesures déontologiques que prend ou non la CCJA pour empêcher l’Etat intéressé de participer aux décisions le concernant.
L’arrêt d’annulation entérine un excès de pouvoir de la CCJA. Il sape la confiance dans l’arbitrage OHADA.
Ibrahim Fadlallah